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Mikhaïl Gromov (Russie)

Mikhaïl Gromov, le génie qui venait du froid

Le mathématicien français d'origine russe Mikhaïl Gromov s'est vu attribuer jeudi le prestigieux prix Abel décerné chaque année par l'Académie norvégienne des sciences et des lettres


Inutile de chercher sa photo sur sa page personnelle du site Web de l'Institut des hautes études scientifiques (IHES), dont il est membre depuis 1982 : Mikhaïl Gromov y a mis celle d'un petit singe asiatique coloré. Facétie ? Pudeur et discrétion ? Le visage sec et parcheminé du grand géomètre franco-russe, pris entre une barbe grise hiératique et des sourcils broussailleux, devrait en tout cas devenir, pour quelques jours au moins, la figure même des mathématiques. L'Académie norvégienne des sciences et des lettres devait lui décerner, jeudi 26 mars, le prix Abel, créé en 2003 par la Fondation Abel pour pallier l'absence de prix Nobel de maths. A la différence de la célèbre médaille Fields (décernée tous les quatre ans à des chercheurs de moins de 40 ans), cette distinction couronne l'ensemble d'une oeuvre.


Eclairage De Poincaré à Gromov, une tradition française
Celle de Misha Gromov est considérable. Il est ainsi le père du "h-principe" (h, pour homotopique), des fondements de la topologie symplectique, des notions de courbe pseudo-holomorphe ou de groupe hyperbolique... "Typiquement, sa méthode est d'accumuler une série de concepts qui paraissent au premier abord un peu grossiers et simples, dit le mathématicien Jean-Pierre Bourguignon, directeur de l'IHES. Mais quand vous parvenez à les enchaîner comme il faut - c'est-à-dire comme il le fait - alors des phénomènes mathématiques complètement nouveaux apparaissent brusquement."

Misha Gromov ne s'est pas rendu célèbre par la démonstration tonitruante d'une conjecture. "Il est plutôt un concepteur, quelqu'un qui, dans un seul article, aligne une centaine de théorèmes que la communauté des mathématiciens mettra dix ou quinze ans à absorber", explique M. Bourguignon. Le géomètre français d'origine russe ignorait jusqu'au 26 mars à midi qu'il était lauréat du prix le mieux doté des maths - seuls ses pairs ont donc pu être interrogés.

Pour le mathématicien Marcel Berger, ex-directeur de l'IHES, il faut revenir à des figures "comme celles de Bernhard Riemann (1826-1866) ou Henri Poincaré (1854-1912)" pour retrouver des savants dont les travaux ont autant irrigué à la fois la géométrie, l'analyse et l'algèbre. "Quelqu'un a un jour demandé à Einstein ce qu'il faisait quand il avait une idée, résume M. Berger ; il a répondu : "Des idées, on en a une ou deux dans sa vie" ; Misha Gromov, lui, en a eu cinq ou six."

Né en décembre 1943 en Russie, à Boksitogorsk, il découvre les mathématiques à 9 ans, grâce à sa mère qui lui offre Nombres et figures de Rademacher et Toeplitz. "J'étais incapable de tout comprendre, mais le livre m'a certainement influencé", dira-t-il, en 1999, dans un entretien accordé au physicien tchécoslovaque Georges Ripka et publié dans l'ouvrage Vivre savant sous le communisme (éd. Belin).

Il obtient un premier doctorat de l'université de Leningrad en 1968, et obtient un poste de maître-assistant. Mais il veut quitter l'Union soviétique. "Je voulus émigrer dès l'âge de 14 ans, dira-t-il à Georges Ripka. Je ne pouvais pas supporter le pays. La pression politique y était très déplaisante et elle ne venait pas que d'en haut." L'exemple offert par ses pairs vieillissant l'emplit d'effroi. "Les professeurs devaient enseigner de façon à témoigner du respect pour le régime, racontera-t-il. On ressentait la pression d'avoir toujours à exprimer sa soumission au système. On ne peut faire cela sans déformer sa personnalité et chaque mathématicien que je connus finit, à un certain âge, par développer une névrose accompagnée de troubles sévères. A mon avis, ils étaient devenus malades. Je n'ai pas voulu en arriver là."

Comment partir ? En entrant dans une manière de clandestinité mathématique. Car pour quitter l'URSS, mieux valait ne pas passer pour un cerveau d'exception. "Au début des années 1970, raconte Jean-Pierre Bourguignon, il quitte l'université et coupe les ponts avec la communauté académique en ne conservant par-devers lui aucun document ni aucun écrit mathématique d'aucune sorte." Qu'a fait Misha Gromov pendant cette clandestinité ? Il dira avoir été employé dans un institut de météorologie puis dans un centre de recherche sur la pâte à papier... Quelques légendes se sont forgées sur cette période dont il n'aime guère parler.

Ayant revendiqué le nom de sa mère pour établir ses nouveaux papiers d'identité, il obtient l'autorisation d'émigrer vers Israël en 1974. Mais lors d'une escale à Rome, il file aux Etats-Unis où Jim Simons, un mathématicien devenu aujourd'hui financier, lui offre un poste de professeur à l'université de l'Etat de New York à Stony Brook. "Ce furent des années extraordinaires, se souvient M. Bourguignon. Il a en quelque sorte été "confessé" par les mathématiciens de Long Island et il a pu raconter tout ce qu'il avait gardé dans sa tête et qu'il n'avait pu écrire pendant sa "clandestinité mathématique". Nous étions abasourdis." Au début des années 1980, il rejoint l'université Paris-VI puis, en 1982, devient professeur permanent à l'IHES. C'est toujours là, à Bures-sur-Yvette (Essonne), qu'il mène ses recherches.

Stéphane Foucart lemonde
Page a IHES